Doc 1. Penser en historien
S’il est une conviction bien ancrée dans l’opinion publique, c’est qu’en histoire il y a des faits et qu’il faut les savoir […]. Dans l’enseignement, les faits sont tous faits. Mais dans la recherche, il faut les faire […]. Comment s’assurer que l’histoire n’est pas une suite d’opinions subjectives que chacun serait libre d’accepter ? Le souci des faits en histoire est celui même de l’administration de la preuve. L’historien donne au lecteur le moyen de vérifier ce qu’il affirme (renvois aux sources et citations). Pas d’affirmation sans preuves, c’est-à-dire pas d’histoire sans faits […].
Comment établir des faits certains ? La réponse réside dans la méthode critique. Il faut déjà être historien pour critiquer un document car il s’agit, pour l’essentiel, de le confronter avec tout ce que l’on sait déjà du sujet qu’il traite, du lieu et du moment qu’il concerne. La critique porte sur la cohérence du document, par exemple la compatibilité entre la date qu’il porte et les faits dont il parle (critique interne). D’où vient le document ? Qui en est l’auteur ? L’auteur est-il sincère ? Sa position lui permettait-elle de disposer des bonnes informations ? On identifie deux séries de questions distinctes : critique de sincérité (attentive aux mensonges) et critique d’exactitude (attentive aux erreurs). La critique peut aussi porter sur les critères matériels du document, pour discerner un authentique d’un faux (critique externe). […] L’attitude critique n’est pas naturelle. Mais elle est centrale. Car l’histoire ne se réduit pas à la « connaissance du passé ». Encore faut-il l’établir. Le passé nous a laissé des traces, mais elles seules ne font pas l’histoire. L’historien recueille ces traces (textes, monnaies, images…) et, à l’aide de l’indispensable critique, en établit des faits. Mais ce procédé n’est pas propre à l’historien : les politologues, sociologues, juges, etc., tous interprètent des traces […].
La naïveté serait de croire que l’histoire se réduit à l’enchaînement document (trace) / critique / fait. Car il n’y a pas de faits sans questions, sans hypothèses préalables. L’histoire n’est pas une pêche au filet. On ne trouve jamais la réponse à des questions qu’on ne s’est pas posées. L’histoire ne pas se définir par son objet : le passé est multiple (politique, social, culturel, militaire, géologique, etc.). L’histoire ne se définit pas non plus part ses supports. « Le document lui-même n’existe pas antérieurement à l’intervention de la curiosité de l’historien », disait M. Bloch. Ainsi l’historien n’épuise jamais ses documents, il peut toujours les réinterroger avec d’autres questions. C’est la question qui construit l’objet historique, en procédant à un découpage original dans l’univers sans limite des faits et documents possibles […].
D’après Antoine Prost (historien), Douze leçons sur l’histoire, Seuil, 1996