La France aime manifester et, même en temps de covid, des manifestations – autorisées ou sauvages – ont lieu. Certes, elles sont bien symboliques comparées aux grands défilés qui ont ponctué les dernières réformes de la SNCF, du code du travail ou, il n’y a guère plus d’un an, des retraites.
Mais ces manifestations sont-elles efficaces ? Depuis plus d’une décennie, ce ne semble plus le cas. Depuis les manifestations contre la réforme Sarkozy des retraites, en 2010, aucun gouvernement n’a cédé à la rue. Et même début 2020, la nouvelle réforme Macron des retraites allait finalement s’imposer tandis que les manifestations s’épuisaient peu à peu. Il a fallu une pandémie pour la stopper.
Malgré ces échecs répétés, les professionnels de l’organisation des manifestations – notamment les syndicats – ne semblent en tirer aucun enseignement… et rejoue imperturbablement la même pièce qui se termine en défaite. Comment l’expliquer ?
En fait, pour agir sur la réalité, il ne suffit pas de partager des intérêts ou les mêmes idées avec d’autres personnes, même nombreuses. Il ne suffit pas non plus de défiler ensemble. Trois conditions supplémentaires, ignorées ou négligées, sont également nécessaires.
D’abord il faut prendre appui sur une organisation unie et capable de transformer un mécontentement individuel en une force collective. Cela suppose tout un travail en amont de fidélisation des soutiens à des buts communs.
Il faut ensuite un mécanisme, tel des caisses de grève, qui permette d’indemniser les participants à l’action afin de dépasser le stade de l’arrêt de travail symbolique et de mettre l’autorité dans de réelles difficultés. Sinon l’action, exigeant des sacrifices de chacun, s’épuise vite.
Il faut enfin des revendications acceptées par une majorité et des négociateurs souhaitant imposer une alternative claire à celle du pouvoir.
Dans la France d’aujourd’hui, aucune de ces conditions ne semble réunie. Les syndicalistes, en particulier, sont profondément divisés. Cela explique l’émergence d’un phénomène tel les gilets jaunes, qui ont innové sur le plan tactique et, sans vouloir faire leur apologie, ont finalement obtenu plus de résultats que les organisateurs traditionnels de manifestations.
Il est relativement aisé de dire d’une grève qu’elle s’est achevée par un succès, une défaite ou, souvent, par un compromis. Définir « l’utilité » d’une manifestation ne relève pas de la même évidence. S’agissant de la France, certaines manifestations ont été les détonateurs de mouvements sociaux d’ampleur, s’agissant en particulier des occupations d’usines en 1936 ou d’universités et entreprises en 1968, respectivement consécutives au cortège au Mur des fédérés, le 24 mai, ou de la manifestation du 13 mai.
D’autres ont contribué à construire une sortie de crise dans le cadre du régime existant, le 12 février 1934 ou le 30 mai 1968. Entre 1983 et le tournant du siècle, une dizaine de manifestations de droite ou plus souvent de gauche ont contraint au retrait de lois ou projets de loi et parfois à la démission des ministres qui les portaient. Qu’on songe à la loi Savary relative au financement de l’enseignement privé, à la loi Devaquet ou au plan Juppé en 1995. On objectera à bon droit qu’il n’en va plus de même depuis que Jean-Pierre Raffarin puis tous les gouvernements après lui se sont attachés à prouver que « ce n’est pas la rue qui gouverne ».
Un tel mode d’action, inscrit dans le temps court de l’événement, quand même parfois quelque peu prolongé, est assurément dépendant d’un rapport de force que le nombre de manifestants ne saurait suffire résumer et laisse le plus souvent ouvertes des questions qui le débordent. Il a contraint les gouvernements à des reculs propres à ralentir les processus de restructuration néolibéraux sans toutefois en infléchir le cours et on ne saurait attendre de lui seul qu’il vienne à bout des causes structurelles des crises systémiques contemporaines. S’agissant, entre autre, de l’urgence climatique.
Du moins les manifestations contribuent-elles à mettre à nu des questions ou des acteurs trop longtemps demeurés des invisibles ou des angles morts, en amplifiant l’urgence, en découvrant des lignes de front d’autant plus étendues qu’elles sont devenues plus nombreuses. Elles contribuent également à ériger le sujet en acteur redéfini de la construction du collectif et par là du politique. L’indéniable énergie qu’elles produisent est enfin susceptible d’effets différés, comme l’a montré la soudaine reprise des mouvements sociaux consécutive à la crise des Gilets jaunes.