Non, la laïcité, telle qu’elle découle de notre histoire et telle qu’elle est traduite dans notre droit, implique seulement la neutralité de ceux qui exercent une mission de service public. Eux doivent masquer tout signe religieux, mais pas les autres citoyens ou usagers (à l’exception des élèves des écoles et établissements scolaires publics, qui, parce qu’en phase d’apprentissage, ne peuvent porter de signes ostensibles).
Ne l’oublions pas, la laïcité a été pensée en France à la suite de plusieurs siècles de guerres de religion, de persécutions et de discriminations de minorités. Elle s’est imposée pour notamment permettre la paix civile, en garantissant la liberté de conscience, celle de croire ou de ne pas croire, celle d’exprimer des croyances ou de les critiquer ; mais aussi en garantissant l’égalité de tous devant la loi quelles que soient leurs convictions. Et ce, grâce à un État neutre et impartial, séparé des cultes qui ne peuvent lui dicter sa conduite, eux-mêmes indépendants du pouvoir politique afin d’éviter toute instrumentalisation.
Cette définition originelle, c’est celle de Briand, de Jaurès ou de Clemenceau notamment. Mais certains s’y opposent et veulent étendre la neutralité à l’ensemble de la sphère publique, c’est-à-dire aux voies publiques, aux espaces verts et à tous les lieux ouverts au public. Or, cela aurait pour conséquence de rompre l’équilibre entre le nécessaire respect des règles de vie collective et la garantie des libertés individuelles. Même si le port de certains signes peut être l’objet de débats d’idées légitimes, dans un État de droit, on n’interdit pas tout ce qui peut individuellement nous déplaire.
Aujourd’hui, toute manifestation de sa religion, y compris par le port de signes, peut être interdite s’il y a un trouble objectif à l’ordre public ou au bon fonctionnement d’un service. Aller plus loin, ce serait ouvrir la porte à la subjectivité, rendant possible demain l’interdiction par principe et sans justification de toute conviction.
Qui plus est, une telle démarche offrirait l’argument de la discrimination aux voix religieuses les plus extrémistes, et multiplierait, en réaction, les replis communautaristes contraires à notre modèle républicain.
Dans ce cadre, n’oublions pas ces mots d’Aristide Briand, alors rapporteur de la loi de 1905, prononcés à une époque où l’influence religieuse était — on l’oublie trop souvent — considérable : « Il ne faut pas fournir aux adversaires de la République des armes que demain ils puissent retourner contre elle. »
En France, la laïcité concerne l’État, les institutions et les services publics. Dans un pays comme le Canada, la liberté religieuse a plutôt tendance à être sacralisée. Jusqu’à cette année, au Québec, les fonctionnaires en situation d’autorité comme les juges, les enseignants ou les policiers pouvaient arborer des signes ostentatoires religieux dans le cadre de leurs fonctions. Soutenue majoritairement au Québec, cette évolution législative est perçue par le reste du Canada comme une entrave liberticide. Le candidat de gauche aux dernières élections fédérales, Jagmeet Singh, n’a cessé d’apparaître en public avec son turban sikh.
C’est inimaginable en France car nous considérons que la religion relève du privé et que la neutralité s’impose à l’ensemble du personnel politique. Historiquement, la loi de 1905, qui garantit la liberté de conscience, n’a jamais eu vocation à interdire l’expression religieuse dans l’espace civil, dans les rues, dès lors que celle-ci ne trouble pas l’ordre public.
Mais je note deux exceptions : dans les établissements scolaires, la neutralité ne s’impose pas qu’aux fonctionnaires mais aussi aux élèves depuis 2004, les auditions de la commission Stasi ayant mis en relief les pressions diverses exercées sur des mineures. La deuxième concerne le port du voile intégral. Considéré par d’autres démocraties comme un signe religieux banal, la France au contraire interdit la dissimulation du visage dans l’espace public depuis 2010 au nom de la dignité des personnes et de la sécurité, estimant que ce voile total porte « atteinte aux exigences minimales de la vie en société. » Cela ne s’est pas fait au nom de la laïcité, mais l’État a théoriquement banni cet uniforme de l’espace public.
La crispation autour du voile provient de ce que la réalité planétaire de l’islam est particulièrement anxiogène. Voyez le Moyen-Orient, le Proche-Orient, le Maghreb, l’Afrique, l’Asie ou le Golfe persique. Là où ce monothéisme est majoritaire, les libertés que nous jugeons essentielles en Europe, et singulièrement en France, ne sont pas respectées.
Indépendamment des attentats, c’est le contexte global qui entraîne une défiance à l’égard de l’envoilement des femmes, qui n’a par ailleurs jamais été aussi spectaculaire qu’aujourd’hui , cet envoilement n’étant pas perçu, à la différence du sari ou du boubou, comme un simple vêtement traditionnel mais comme un étendard intégriste. Et si la laïcité n’implique pas de gommer les signes religieux dans l’espace public, il est du devoir des pouvoirs publics de s’attaquer aux racines de l’intégrisme pour le combattre.